Interstices

L’INTERSTICE

La faille, l’imperceptible, le mort-naissant, la part de l’autre, l’énergie, l’abstrait. Appelez le comme vous le voudrez, je l’appellerai l’interstice. L’interstice est cette fine membrane d’intangibles qui font, pour vous, que mon Moi est l’Autre. L’interstice n’est ni corps, ni esprit, il est cabinet de curiosités, débarras de vieux ressentis, champ miné du je-n’en-sais-rien. Il est le secret du ciel bleu pour lequel on ne s’étonne plus. La recette des femmes, des hommes, de tous ceux qui se placent entre les deux, au travers et par dessus. L’interstice est la souffrance commune de marcher pour la terre tout en souhaitant lui dire adieu au TNT. L’interstice ne condamne ni le paisible ni la perdition, mais l’interstice mérite que l’on s’y abandonne. On lui a souvent dit qu’il était nulle part et partout, Dieu de jour et la Faucheuse de soir. Jamais il n’est fixe, pensez à un tissage qui n’achèvera jamais et qui, pour croître, à autant besoin des fibres que de l’espace entre elles.  

Autrement dit, il prend forme dans ces vérités évolutives, sensorielles, biologiques ou acquises qui ne se basent que sur le fait d’être. 

L’interstice me fait croire que nous partageons quelques reliefs et puis que si nous sommes tous un peu excavés, nous pourrons peut-être vivre un jour en communion avec nos vides.

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Prémisse d’une fève en ventre

Depuis le trou où j’habite, je sens la fève en mon ventre s’affranchir de ma chair. J’y suis confortable, y a-t-il plus vivant que de se regarder périr? Ma décomposition ne m’embête pas, je la trouve plutôt belle et nécessaire: pour une fois j’ai l’impression de participer au mutualisme biologique plutôt que d’en exploiter les bienfaits. Je n’y suis pas seul.e, j’ai une colocataire, une petite mésange à tête noire, avec laquelle j’aime bien me lover dans le vide de ses os. Par ses creux, nous nous réapproprions le ciel et je me regarde d’en haut. Une petite pousse, toute verte et fragile, un peu excentrique par sa mauvaise posture. C’est l’Arbre qui m’aiguille dans l’apprentissage de mes bourgeons, qui m’enseigne à résorber en goulées gourmandes le Soleil et à protéger ma chlorophylle. 

Ma fosse m’apprend toutes autres choses; la terre me serre si tendrement que je ne reconnais plus les frontières de mon corps, ni pourquoi j’y ai autrefois accordé tant d’importance. Comment ais-je pu un jour pensé que mon identité s’arrêtait à la limite de l’Autre? Je ne crois plus aux limites, ni même celle de la vie et de la mort, car l’une marche vers l’autre et cette dernière est l’introduction de la première. Mourir me va et vivre aussi, c’est pourquoi je fais les deux en même temps. Ce n’était pas un grand choc, de mourir je veux dire, car je m’y suis préparé.e toute ma vie, à chaque respiration son expiration et il en va ainsi du cycle plus large de la vitalité. Habiter dans la terre me fait davantage de bien que mon premier quotidien, là où les humain.es semblent endeuillé.es de leur propre naissance. L’idée n’est pas de s’apitoyer de sa fatalité et de la bannir du dialogue courant, mais plutôt de l’incorporer dans son quotidien, comme un collier de perle passé de génération en génération et que l’on se doit de revêtir dans les grandes occasions.

Lors de mon premier jour en fosse, j’ai posé ma tête sur un noyau de pêche desséché. Nous avons longtemps réfléchi ensemble de ma relation aux organismes vivants et il m’a promis que, si un jour il devait se retrouver par dessus terre, il s’excuserait pour moi auprès des fourmis, des renards et des autres êtres que j’ai pu blesser. Il m’a fallu la tourbe pour saisir mon insignifiance, pour saisir les dommages du spécisme et des conséquences de cette hiérarchisation aberrante. Je ne suis ni la matérialisation du sacré, ni de la gloire, ni d’une utilité au service du progrès. Je suis et c’est assez. 

Enfin je pousse dans le bon sens. Plus tard j’abriterai fourmis, ombre et lichen, et peut-être arriverai-je à m’émanciper de la culpabilité d’avoir participé à la destruction du chez-soi de plusieurs espèces.

Et moi je resterai là, tantôt dans les interstices des os de ma mésange, tantôt dans les strates de crasse de l’Humanité.

Les strates

Les strates claustrophobes n’ont pas peur de se lover l’une sur l’autre

Saoules de leurs chairs, petit paletot de réconfort sur les épaules. 

Les strates claustrophobes se chantent l’amour en mi bémol, en ricochant sur les silences et les silongues, s’allongeant l’une sur l’autre et taquinant la mort en faisant l’amour. 

L’une dans l’autre, elles s’émeuvent de pouvoir fluctuer dans leurs vides, d’élire domicile dans un marécage atomique si instable. Ainsi imbriquées, elles touchent leurs ventres qui sentent le sucre et puent les piasses. Leurs utérus troués, qui se tressent tranquillement, ont appris le reflet de la machette et se réconfortent maintenant à la pénombre. 

Depuis qu’elles connaissent l’immobilité de Vaterbaum, elles se reconstruisent lentement, élaguent certaines de leurs branches mortes et en font des fagots qui brûlent dans les champs.  

Mais surtout, elles ont appris à sourire aux enfants.

Mon corps est un bocal à lucioles

Qui se fait fourrer d’un million de petits dards. 

Mon corps habite la haine des peuples, les révoltes aux ponts écrasés et les miettes qu’on tasse du bord. 

Mon corps est la raison du viol du monde, celui effectué à coups de brevets et de théories, d’un Soleil qui ne nous allumera pas si nous continuons à convoiter les Lumières ou à se recharger le coeur en bluetooth. 

Je ne touche plus. Je me pelte un lit pour m’extraire de vous. On laisse nos peaux s’effriter d’absence et de pudeur. Durcir à la clarté et perdre de ses couleurs. 

J’aime les présences sauvages. Celles qui encensent des pièces entières en ras de marée de danger et de sensualité. J’aime ceux/celles qui occupent l’espace, mais qui ne le colonisent pas. Ces doux.ces qui s’y étendent, qui sont de la matière première. Ceux/celles que l’on casserait en deux et qui fenderaient en un toc! bien sec, comme un légume. Des poètes-céleris qui ne se tiennent debout qu’à quelques filaments près, tout le reste n’est que croquant, eau et vie.

Et que trouveront-ils en me coupant en deux? Cette forme qui me hante? Celle qui se multiplie sur les coins de pages, qui écussonne chacune de mes enveloppes postées? Les deux ovales mous qui s’enlacent, l’air de se dire «tu tombes je tombe», qui n’existent que pas l’équilibre de l’autre. Une vieille jarre à biscuits? Une spirale tout au fond? Un trou noir? Est-ce possible d’avoir enseveli son cœur en soi-même, d’avoir caché le désir dans un effondrement d’étoiles? 

La désaliénation du corps est possible. Je le sais parce que quand je te regarde, je me dis que ton corps te ressemble.  Que tu vis tellement bien dedans et que lui est tellement bien par toi. Je le remercie parce que par lui, je peux te plier, te caresser, te prendre la main et te chatouiller. Tes yeux me flashent l’actualité en temps réel de ce qui se produit chez toi, tes pieds sont allés partout, tes narines t’ont aidées à saisir instantanément l’humeur d’une chambre. Ta tête est remplie, fertile, lourde et secrète. Qu’est-ce que c’est beau d’avoir un endroit à soi, en soi. 

Mais ton corps est pratique, exploitable. Mes entrailles habitent, protègent la consolidation d’un.e futur.e employé.e et consommateur.trice. Tes gestes sont la force de travail, essuyages de marmaille et énergie à rentabiliser. Ton corps est tellement utile que l’on te fait croire le contraire juste pour l’entraîner à donner la patte. On t’insuffle des complexes pour que tu n’aies jamais le courage de regarder ailleurs. En dehors, du moins. 

Il est peut-être temps d’ouvrir le bocal. Pour voir. De se laisser piquer et, boursouflés et complètement aveugles, de regarder le ciel noir de nos paupières sur un terrain vague et de redessiner une carte des étoiles finalement alignée avec nos pôles intérieurs.

3 Comments

  1. « Prémisse d’une fève en ventre »
    Cher.e Interstices
    Partir en faisant complètement corps avec la nature, en se compostant en elle et avec elle. Enfin être possédée par elle alors que nous croyions en être ses propriétaires beau coup de théâtre! On ne peut tenir la terre en laisse, la terre n’est pas un chien, elle est un loup. Sauvage et mystérieuse. Être la mésange, l’arbre, le noyau de pêche, la fourmi: «je suis c’est assez».
    Et je me permets d’ajouter un mot sur votre écriture qui est magnifique, ça se lit comme de la poésie.

    1. Lol V. Steain,
      Je te remercie du si douillet commentaire! Il me fait si plaisir que d’autres détiennent un rapport sauvage et inaliénable avec la nature, il est temps que nous hurlions pour elle, beau temps comme mauvais temps!
      xx

  2. Commentaire sur Prémisse d’une fève en ventre:
    C’est la première fois que j’entends parler de la réincarnation et/ou de la décomposition sous le couvert d’un « mutualisme » post mortem! Je m’y suis tout de suite reconnu. À croire que rien n’est plus adapté à symboliser toute la poésie de la sensibilité écologiste que le vocabulaire scientifique…. Son côté technique étant pourtant si rêche de prime abord. Y a-t-il une poésie scientifique qui sommeil en nous, la génération qui depuis l’enfance se fait ressasser le même discours apocalyptique? Y a-t-il des mythes et croyances tapis dans ces bribes éparses que sont les termes de la science de l’écologie? Sans oublier que, et sur ce terrain-ci je n’ose m’hasarder bien loin, comment expliquer ce sentiment de culpabilité que ressent toutes une génération envers le vivant, ce mal d’exister qui fait sombrer l’âme de plusieurs dans le pessimisme et la misanthropie? Je laisse tout ça ouvert…

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