Toujours assis dans la salle d’Utopie21, Avatar 1 prend connaissance de l’expérience Utopie21 qui vient de débuter. Il est question d’une religion morte, le néo-tellurisme; de quelques lettres du facteur sur la contemplation et la nature; de l’interstice, un entre-deux représentant (peut-être) le flou du monde; d’une page blanche et de fenêtre enneigée
; d’un jardin matinal… Certains sont même devenus des trucs vraiment cools, tel un arbre cosmique! Avatar 1 veut lui aussi devenir quelqu’un en ce monde, et surtout y faire quelque chose, pour ne pas demeurer que ce simple observateur qui regarde, ébahi, les autres créer. Mais il est encore pensif.
– Avatar 1 (à lui-même) : Comment puis-je participer à quelque chose que je ne connais pas? Par quel bout devrais-je m’y prendre pour agir sur cette situation, cette conjoncture dont je ne devine ni la tournure ni l’allure? Comment savoir si je ne devrais pas m’abstenir; notre monde serait-il plus ou moins heureux si je m’y joignais activement, si j’y mettais du mien ?
Pendant qu’Avatar 1 songeait à cette méta-analyse sur la place de son personnage en l’utopie, Avatar 2 – à l’instar d’une majorité d’utopistes – s’adonnait déjà à l’imagination du monde : on échangeait des idées, on les confondait ensemble, on en retouchait des bouts, on l’enrichissait de nouveaux éléments… le monde était un tumulte foisonnant; pire! il était en ébullition. La chaleur de cette fièvre créatrice se dissipait dans l’espace de la classe; elle semblait, dans une chaleureuse invitation, enjoindre tous les hésitants et les réservés à s’y joindre. L’air manquait pour Avatar 1 dont le cœur était demeuré froid; cette chaleur le comprimait, le pressait vers l’évidence qu’il ne pourrait pas rester indifférent à cette joyeuse effervescence. Mais il devait d’abord résorber ce qui le tourmentait.
– Avatar 1 (à lui-même) : Et si j’étais quelqu’un, qui serais-je? Quelle serait ma fonction parmi l’ensemble? Je ne sais même pas ce qu’il est cet ensemble! Ses tenants et aboutissants changent de façon impromptu. Mon personnage prend part à un jeu de rôles dont le jeu des rôles est indéfini ! Comment mon personnage pourrait-il vouloir telle ou telle action s’il ne devine pas quelles sont ses propres fins! Mes actions ne sont-elles pas le moyen de parvenir à mes fins après tout? Si, a priori, je n’ai aucune idée préméditée de ce que mon action engendrera, c’est que je m’abandonnerais à l’inconscience et l’inconséquence; c’est beaucoup trop imprévisible. Comment savoir si je ne poserais pas un geste qui fera scandale? Et si je transformais l’utopie en dystopie! Mon pessimisme plate se disséminerait tel une épidémie au travers les utopiens, et je deviendrais alors un fardeau pour tous.
Avatar 1 regardait autour, il faisait le touriste dans la salle. Il semblait bouder, pour ne pas dire qu’il était jaloux de ne pas avoir cette faculté d’être quelqu’un, de faire quelque chose. Il approche Avatar 2 d’un air quémandant, lui qui griffonne toujours furieusement.
– Avatar 1 : Je n’ai rien à imiter, pas de modèle! Normalement, je prendrais un papier calque que j’appliquerais sur un exemplaire, et le fond que laisserait transparaitre le papier m’indiquerait la ligne de trait à suivre pour former ce que je tente d’appréhender. Les apparences suffisent habituellement à reproduire l’essentiel de la forme de référence. Aussi, si je voulais calquer un sujet en mouvement, je prendrais ce papier calque pour l’appliquer sur l’écran d’un téléviseur, et je pourrais toujours représenter d’une quelconque façon les transformations qu’il subit.
-Avatar 2 : Qu’est-ce que tu veux insinuer par cette métaphore? Arrête de te cacher derrière un épais mur d’images et d’éther, ça embrouille la vue qu’on a de toi! Parle vrai!
-Avatar 1 : Hé ben… l’important, c’est que l’on puisse avoir accès à un exemple premier, afin d’en construire une représentation plus exemplaire que le modèle lui-même; ensuite (peut-être par métonymie) cette représentation du modèle premier, celui à partir duquel on s’est construit cette même représentation, devient elle-même le modèle, soit l’objet d’imitation qui sert à la reproduction de ce qu’il représente. Le modèle qui apparait sur le calque est la simplification du modèle en fond dont on a que des apparences mal définies; c’est en quelque sorte l’appropriation du premier modèle. Mais pour Utopie21, le sujet que j’ai à imiter est une dynamique irrégulière, qui est d’elle-même en perpétuelle reconfiguration. J’aurais bien beau essayé de la schématiser, il y aurait toujours un décalage entre le phénomène selon ma théorie et ce qu’il est en acte. Le schéma serait à la remorque du processus créatif plutôt que de l’enfermer, plutôt que de régir son évolution. Et je m’efforcerais vainement de courir après cette muse fuyante, papier calque bâtant au vent!
-Avatar 2 : Quelle futilité! Je te l’ai dit plus tôt : tu t’inhibes pour des spéculations plus que tu ne laisses aller tes intuitions; tu es à la solde de ces capitalistes qui rationalisent toutes formes de travail, j’en suis sûr. Le processus créatif doit précéder le schéma qui le représente, sinon il n’y aurait rien à modéliser. On ne peut pas modéliser le néant; sinon tu n’aurais pas de matière à représenter. Tu cherches à modéliser ce qui n’existe pas encore, arrête : c’est un devenir imprévisible. On ne peut pas avoir d’a apriori sur la forme que prendra notre imaginaire collectif tant qu’on n’en a pas fait l’expérience, et pris connaissance, puis compris en dernière instance!
Avatar 2 prend un air pensif et fier.
-Avatar 2 : Cette matière est en fait informe; elle est telle le fluide en convexion, une masse agitée et insaisissable dont il faut constamment actualiser les modèles la représentant. L’Utopie21 est un système en perpétuelle entropie; pire! elle est l’incarnation de la théorie du chaos, celle qui donne tant de mal au météorologistes qui tentent de mettre en ordre le désordre de la nature.
-Avatar 1 : Mais alors c’est absurde! Comment pourrais-je savoir ce que je dois créer s’il faut que je le crée d’abord! L’acte précéderait sa préméditation? L’acte précéderait son but! Je te dis que j’ai un souci moral, et toi tu me réponds : « agis, puis tu verras ce que tu devais faire » !?
-Avatar 2 : Ah là non, pas du tout! Tu connais d’emblée la fin, comme nous tous d’ailleurs. Solen te l’a dit l’autre jour : l’Utopie21, c’est ce projet qui vise à explorer le rapport qu’entretiendrait bonheur et écologisme dans un monde idéal. Tu l’as ta fin! L’exploration déboussolée de ce thème par le libre déploiement des sensibilités, et éventuellement la découverte de l’utopie parmi ces divagations de groupe, voilà ce qu’est notre rêverie collective. Te voilà maintenant enquis du moyen! Laisse-moi maintenant; j’ai un idéal à rejoindre.
Avatar 1 retourne s’asseoir à sa place en grommelant.
– Avatar 1 (à lui-même) : Cela ne règle pas le problème de mon personnage… ni même de mon rôle d’ailleurs! Tout du monde reste à faire, voilà tout. Il n’y a ni modèle exemplaire, ni modèle normatif.
– Avatar 1 (à lui-même) : Mais tout de même, ce bougre a raison : malgré que je ne sache pas précisément quel chemin empruntera le groupe pour se rendre à sa fin, chose sûre il a une destination. À vrai dire, je sais ce à quoi j’aspire en dernier lieu; autant dire qu’il y a une finalité absolue valide pour toutes mes actions.
Avatar 1 fronce les sourcils.
Moment de silence interne.
– Avatar 1 (à lui-même) : Mais alors, je peux maintenant rendre compte de la pertinence de mes gestes quant au projet dans l’ensemble! Car il n’y a en fait de néant que dans le moyen terme entre mon état initial et ma fin. La démarche peut se permettre d’être erratique, tâtonnante, et zigonnante alors qu’elle marche dans le néant; puisque je saurai rendre compte de la progression de mes essais dans cette espace. Je ne sais peut-être pas la forme définitive du projet, mais celle de certains tenants et aboutissants est invariable. J’ai donc un cadre minimal? Euréka!
Avatar 1 sort une feuille et jette promptement ses pensées par écrit :
Agis de telle sorte que cela concourt à atteindre la fin de tous.
Et si cette croyance s’avère mal avisée, alors agis de façon à en détruire les effets pervers qu’elle a suscité.
-Avatar 1 (à lui-même) : Évidemment! seul un impétueux se risquerait à cette intrigue, car quelqu’un de pondéré est bien trop craintif pour traverser le néant. Le flair est le secret de l’essai-erreur après tout! Mais dès lors que l’impétueux tourne en rond, il lui faut un critique pour tempérer sa précipitation. Je dois donc être deux pour mener ce projet à bien.
Agis selon ce que tu crois spontanément bon à cette cause;
Il considère sa charte.
-Avatar 1 (à lui-même) : Mais alors, Dieu! C’est tellement de marge de manœuvre! Dieu? Oui, c’est ça! Il me faut inventer un Dieu factice qui, à l’ère du technocratisme, serait…