Hier j’ai eu 12 ans, le 10 février, 226 ans après la Grande Dévalorisation. Je vis dans un village, au pied de la montagne de L’Ancienne Vallée des Riches, nommé Sainte-Fertile. Mes parents ont chacun leur chaumière respective et moi de même, toutes trois non éloignées. Ils se concertent peu en ce qui a trait à mon éducation car ici, il est implicite que l’éducation de chacun est sa responsabilité propre et ce dès le plus jeune âge. Cela dit, on s’éduque en communauté, on pose nos questions aux plus vieux. Tous les jeunes gens cultivent leur curiosité et découvrent chaque jour, au rythme qui leur convient, des nouveautés sur les sujets qu’ils ont à coeur. Bien-sûr, tous petits on apprend à lire et à compter, mais après on touche à ce qu’on veut. On peut aussi bien se servir de Mémoire Collective et apprendre à l’aide de jeux interactifs que sortir dehors et demander au potier des détails sur son métier…
Pour la première fois hier, j’ai eu accès aux mémentos de Mémoire Collective qui m’étaient jusqu’alors défendu de consulter, ceux-là qui expliquent et racontent dans tous leurs détails L’Ancien Monde, la Grande Dévalorisation et la Transition. J’y ai vu et ressenti la souffrance et le lourd passé que porte notre Mère Terre. J’en suis abasourdie. Quand on m’a appris au centre d’apprentissage collectif que les humains n’avaient pas toujours étés en paix avec eux-mêmes, dans les différentes sociétés et avec la Terre, je ne m’étais tout de même pas imaginé de telles atrocités. Je comprend maintenant pourquoi c’est un sujet qui demande aux enfants d’être plus mature avant de l’aborder, c’est difficile de comprendre pourquoi notre espèce vivait avant de façon si différente et sans aucun respect pour la vie. J’ai passé la journée sur Mémoire Collective et j’ai l’esprit transi par toutes les informations insensées et étourdissantes que j’ai avalées sans filtre (c’est bien d’avoir le choix mais j’aurais bien voulu qu’on m’arrête). Pourtant ce n’est pas la première fois que j’entend parler de violence, mais c’est différent et d’autant plus stupéfiant d’apprendre que la violence existait réellement et perpétuellement dans l’Ancien Monde. C’est à outrance que des individus de mon espèce tuaient et s’entretuaient sans aucune compréhension du caractère sacré du cycle de la vie. Ils se faisaient la guerre tous en même temps et à travers le monde entier, détruisaient des civilisations, des cités de milliards d’habitants: quelle horreur! Ça me donne froid dans le dos. Il est, je crois, certain que de de telles blessures ont dû provoquer des désiquilibres irrévocablement pénibles à réhabiliter pour la Mère Terre… J’ai foi en son pouvoir créateur et en ses forces guérisseuses, sacré est-elle.
Maman m’avait prévenu en me disant d’y aller tranquillement et de commencer par simplement lire quelques articles sur un des Écrans de la Grande Bibliothèque, mais j’ai décidé de faire l’éffrontée et de découvrir l’histoire en Immersion et au reste d’y passer des heures, sans manger et sans voir le soleil! Je dois dire que je regrette et suis peu fier de moi. La nuit est tombée depuis déjà une heure et je sens que ma conscience agitée me suivra dans le royaume des rêves, affectant mes cycles de sommeil. J’ai peur que mes déviances psychiques ne soient somatisées et affaiblissent ainsi mon système lymphatique, mais je sais qu’en fait la seule chose qui m’affaiblit vraiment c’est d’être aussi hypocondriaque. Ah! Sainte Terre, que j’ai trop souvent peur d’avoir peur. Je pense aux conseils que m’ont donné les gens au Pavillon Psycho-Social du village: penser à ce qui va me faire plaisir d’accomplir demain, à des sensations douces et agréables. Je m’imagine prendre soin du jardin, les mains jouant dans la terre, les effluves parfumées des roses et pivoines, les couleurs éclatantes des chrysanthèmes, le bourdonnement joyeux des oiseaux-mouches, les choux rouges sont prêts à être cueillis et je tombe dans un gouffre aux milles merveilles…