publication par défaut

Et puis tant pis!

Avatar 2 trépigne du pied avec une vivacité agaçant Avatar 1. Avatar 2 se lève et se projette en direction Avatar 1, lui exhibant à moins d’un pouce de son visage l’écran de son ordinateur.

-Avatar 2 : Regarde! T’as vu ça, cette article? Ben regarde, qu’est-ce que tu fous?

…. et si la fameuse formule de Descartes (où il exprime son souhait que l’avancement des sciences rende le genre humain « maitre et possesseur de la nature » ) a fait écho durant toute la modernité jusqu’à nos jours, c’est parce qu’elle représentait parfaitement la mentalité typique de cette période. L’anthropocentrisme n’est que le revers d’une société capitaliste émergente, ou la science trouve de nombreuses applications pratiques qui peuvent libérer l’humanité du joug de la nature par le progrès des techniques. La phrase explicitait « Que le but de l’homme est le pouvoir sur la nature ; pouvoir et savoir ne font qu’un, ou plutôt le second est l’instrument du premier » (LARGEAULT, « Méthode », Universalis,).

Avatar 1 reste impassible devant toute cette sollicitation d’Avatar 2.

-Avatar 2 : Mais t’es débile ou quoi? Attend je te montre. Regarde: c’est exactement le contenu de mes propos dans mon texte. Allez lis!

L’utopie, c’est un lieu où on a repensé le savoir, non plus comme le moyen du pouvoir et le faiseur de technocratie, mais comme moyen d’accroitre la conscience, d’élargir du sens moral des utopiens. Il s’agit de mettre le savoir au service de l’éthique plutôt qu’à celui du capital. Bien sûr, on ne put retirer toutes applications pratiques à la science; le progrès technique avait certes permis de d’améliorer la condition humaine et d’accroitre le bonheur, au sens où il y a maintenant moins de pauvreté extrême qu’il y en avait avant la révolution industrielle. Mais l’idée était de rendre plus viable l’entreprise humaine, étant donné que le système capitaliste était paramétré pour une croissance infinie dans un monde fini. En somme, c’est simple : la roue de l’histoire était actionnée par une bête enragée qui accélérait plus elle s’enrageait, et ainsi de suite; et bien l’humanité a su domestiquer cette bête! en employant la science pour insérer l’écologie dans l’économie. Ainsi, sans révolutionner la roue de l’histoire, nous les utopiens l’aurons fait changer de cap, de manière à rendre civilisée cette bête avare et bourrue.

Avatar 1 a un léger sourcillement.

-Avatar 2 : Dis quelque chose!

-Avatar 1 : Bah, honnêtement, je ne sais pas trop quoi en penser. Sans que le texte ne soit pas clair, ce n’est pas trop clair, pour moi, toutes ces histoires de bonheur et d’écologie… C’est qu’au fond, et, maintenant j’y pense, c’est peut-être ce qui m’empêche de parler de l’utopie elle-même que je ne sache pas tout à fait les vérités que désignent ces mots… et…

-Avatar 2 : Ah non, ce n’est pas la peine! Ferme ton grimoire, sorcier! Ce que je dis est simple au fond : la science doit guider le progrès et non le servir; puis ce sera l’utopie. Car ainsi éclairés, les gens vivrons heureux et dans une certaine harmonie définie par la science plutôt que par Wall Street. Fin de l’histoire! Je vois dans les propos des humanistes la même figure que dans le travailleur empressé, ou l’actionnaire aveuglé par le gain; c’est tout comme s’ils étaient un même personnage. Tous précipitent inconsciencieusement l’acte devant la réflexion, au lieu de se résigner à l’embarras de l’hésitation. Pressés de produire, réticents à la pleine considération des répercutions, voilà une belle bande d’imprudents qui semblent être dépourvus de retenue! Où est donc la notion de respect là-dedans? Ces modernes l’ont-ils laissé en arrière en même temps le reste des traditions? Sommes-nous des enfants qui possèdent des jouets surpuissants dans leurs mains? Des adolescents immatures roulant sur la 10 Ouest aux volants d’une Lamborgini flambant neuve? Ne courons-nous pas ainsi à notre déroute en poursuivant notre rêve de pouvoir, de liberté? Bien sûr que mon utopie ne règle pas tout, parce que la science n’est pas une science infuse; ce qui fait que les lois de l’harmonie resteront en fait toujours à découvrir. Mais au royaume des aveugles, les borgnes sont rois!

-Avatar 1 : Mais je ne mets pas en question ton utopie! Ce que tu peux être susceptible… Je vais essayer de t’expliquer la difficulté que je perçois, en l’occurrence dans ton texte, mais plus globalement dans la création de l’utopie en général. C’est que je cherche encore le cadre… vois-tu? Tu sais ce fameux modèle? Par exemple, quand j’écris sur l’utopie, je laisse aller l’impétueux en moi selon son gré, mais il y a le critique en moi qui rassemble ses productions inconséquentes en catégories, et qui commente sans cesse le travail du premier. Et dès lors que le critique rapaille, synthétise en un portrait d’ensemble toute l’activité créative de l’impétueux, il se rend bien compte qu’il y a des régions que ce dernier ne va jamais explorer, et qu’il y a comme une régularité qui mène la spontanéité de ses impulsions. Ainsi, la création brute est la tâche de l’impétueux, mais celle de la structuration est celle du critique. Et pour générer un monde, il va sans dire qu’il lui faut une bonne structure. Le critique est donc critique dans la construction d’une utopie! Car il doit identifier l’utopiste à un type précis; quitte à le créer, en synthétisant les différentes versions de l’utopie et des utopiens : le rôle du critique est de crée le concept d’utopiste chez l’utopiste.

Moment de réflexion.

-Avatar 1: Cette utopie que j’essaie de créer n’est que le reflet de ce que je trouve utopique; sinon je ne trouverais pas mes créations utopiques, ou même je créerais du dystopique en visant l’utopique. Ainsi, je crois que mon activité créative n’est pas libre de contraintes; ne serait-ce parce le contraire est trop absurde. Donc, je crois qu’il serait sensé que je me demande quelle est l’idée singulière et première dont toutes mes créations sont le reflet. Quelle est donc le type responsable d’empreindre tous ces caractères sur papier?

-Avatar 2 : Arrête avec ça. Tout le monde sont attroupés à la place publique de Vaterbaum, et sont en train de se creuser les méninges pour inventer la pièce de théâtre qui tarde à se mettre en place; mais toi tu dérives dans les vapes en espérant trouver pied. L’utopie n’est pas fixe! Comme tu l’as dit l’autre fois, elle est insaisissable! Et cela parce qu’elle est dynamiquement polymorphe, informe!

-Avatar 1 : Oui je sais, et je n’ai pas changé d’avis depuis lors. Mais ce que je dis maintenant est tout autre. Je cherche à savoir quelle est la sensibilité par laquelle est créée l’utopie. C’est un peu comme si j’essayais de penser ce que serait l’utopie sans monde; c’est tout comme si je voulais abstraire l’utopique de l’utopie. Je sais bien que le monde de l’utopie est appelé à changer, mais cela n’est qu’en surface : je pense que ce que je cherche fluctue bien moins. Il s’agit de cette tendance psychique qui m’amène encore et encore à imaginer des utopies semblables, et ce bien que le monde de l’utopie se métamorphose à chaque fois.  Je sens que plus j’essaie de construire l’utopie, plus je me rapproche d’elle; même si pour la refaire, je doive à chaque fois raser mes anciennes constructions. Je suis persuadé qu’il y a un groupe limité de convictions intimes et invariables qui guident l’utopiste, ils ne sont que tapies derrière les diverses variétés de l’utopien.

-Avatar 2 : C’est une manière compliquée pour finalement ne dire que l’utopiste crée l’utopien à son image? Mais, à quoi bon chercher à savoir ce qu’est l’utopie si intuitivement tu sais déjà ce qui est utopique; et que tu est capable de le mettre en pratique qui plus est! Tu l’as écris toi-même dans ta charte : Agis de telle sorte que cela concourt à atteindre la fin de tous; soit le bonheur et l’écologisme.

-Avatar 1 : Boff, tu sais… progrès, liberté, bonheur, représentation… modèle! On ne sait jamais vraiment sous quel angle considérer ces termes en français. À force de les virailler dans tous les sens, on se rend bien compte qu’ils sont si polysémiques que la richesse de leur teneur donne un haut-le-cœur; et qu’en réalité, l’identité qu’on leur donne dépend justement de la perspective qu’on a d’eux. C’est un peu comme en physique quantique où l’observateur détermine le devenir de la particule, par le seul fait qu’il l’observe passivement. Les mots sont des sons qui se propagent au travers l’espace public, et dont on peut estimer les probabilités qu’ils signifieront ci plutôt que ça; mais au final, seul le moment où l’observateur le contemple fige son sens dans l’esprit. Il y a deux termes comme ça dont le sens m’apparait relevé d’un mysticisme, quelque chose d’étonnamment personnel et de momentané. Les mots sont au fond partie prenant d’un jeu de langage qui ne cesse jamais, d’une situation qui dépasse le son, la lettre, ou même la racine. Tu n’as qu’à feuilleter un tantinet un dictionnaire pour te rendre compte qu’on y trouve seulement des indices mettant sur la piste du sens qu’on y recherche. Je veux dire…. La définition du verbe être est tellement large qu’on pourrait y enfouir tout le dictionnaire! Tiens, ça me rappelle cette phrase de Schopenhauer…

-Avatar 2 : Donc, tu dis que ne sachant pas ce qu’on attend de toi, tu ne peux pas faire des utopiens dignes de ce nom? Mais ça entre en contradiction avec la méthode que tu t’avais fixé, de découvrir l’utopie par essai-erreur. Et c’est toi-même qui vient tout juste de dire que c’est en créant différentes versions de l’utopien que tu te découvre en tant qu’utopiste! As-tu écrit une utopie oui ou non?

-Avatar 1 :  « De tout ceci il résulte que les pensées déposées sur le papier ne sont rien de plus que la trace d’un piéton sur le sable. On voit bien la route qu’il a prise ; mais pour savoir ce qu’il a vu sur la route, on doit se servir de ses propres yeux. » C’est ça, je m’en rappelle.

Il y a un moment de silence.

-Avatar 1 : Quoi? Ah! Ça, oui c’est en cours. J’ai une feuille, assez en désordre d’ailleurs. Je ne voulais pas la montrer plus tôt parce que je la jugeais illisible. Et ce n’est pas tant que je ne peux pas faire d’utopiens, le problème est que je peux en faire trop: le monde s’éparpille, et , sans structure, cet édifice que j’essaie de construire s’évase en un tas plutôt que de s’édifier. Je ne sais pas ce que je veux vraiment au fond. Ce qui un instant m’apparait être le bonheur et l’harmonie change l’instant d’après. Il n’y a pas de consensus chez moi sur ce que devrait être l’utopie parmi toutes ces versions.  Tout ce que je dis, c’est que ce que le terme dénote est paradoxalement relatif à sa connotation, chez chacun et pour une durée éphémère. À vrai dire, je n’avais probablement pas la même image qui a surgi dans ma tête que dans la tienne lorsque tu as brandi ta conception de la rédemption de l’humanité.  Ainsi qu’est-ce ça évoque chez toi si je te dis bonheur? Ou même nature? Ne répond pas! Car je ne m’attends pas à ce que tu le saches explicitement. Mais je sais que pourtant tu saurais me répondre quelques exemples de ce que c’est pour toi la nature. Tu as donc comme moi, une idée intuitive de ce que sont ces concepts pour toi. Mais quelle sont donc ces producteurs d’opinions qui te font réaliser inconsciemment des jugements de valeur sur ce qui est bien, beau ou juste! Vois-tu le paradoxe? Bien que tu sais ce qu’est le bonheur, au fond tu ne sais pas vraiment ce qui te fait penser cela; et donc tu ne sais pas vraiment ce que tu penses être le bonheur, car tu es susceptible de changer d’avis selon ton humeur.

-Avatar 2 : Bon, allez : je suis l’inquisiteur et je jette toute tes sorcelleries aux bucher ; le grimoire, le sorcier, et son sens aigu de la critique y compris!  Tu n’es plus qu’un maintenant : l’impétueux est le seul qui peut mener à bien le projet; l’autre est aux oubliettes. Le critique était bien trop peureux et maintenait le frein à main en permanence.  Maintenant, plus besoin de la répression de la cohérence, ni même de l’inhibition de la pertinence pour exprimer tes vues. Il faudrait bien que tu me montre ce tas d’idées pêle-mêles dont tu parlais bientôt. Prend exemple sur mes écrits spontanés; tiens! en voilà un sur la nature.

Nature! Quel esthétique tu pourvois à mes sens.

Je me souviens cette été dernier que j’ai passé à la maison écologique,

Quand je marchais dans un champ en brousse sous un ciel étoilé,

Et qu’un essaim de lucioles m’environnant prolongeait le scintillement de la voute céleste jusque sur Terre.

La douce brise rafraichissait le temps alors qu’elle se mêlait au chant des grillons.

Est-ce toi nature que cette beauté?

Ou es-tu la vertu du monde, le principe d’harmonie d’où émergea le vivant?

Résides-tu dans l’ordre originel du monde?

Perpétuellement violé par les artifices de tes créatures,

Ce cancer qui te corrompt de l’intérieur?

Serait-ce seulement les êtres sur-naturels qui ont le privilège d’être tes témoins?

Ou peut-être ne sommes-nous que l’une des mutations qui devait t’arriver;

Peut-être la culture est-elle plutôt intra-naturelle, implicitement inscrite dès le départ dans le Big Bang?

Mais sur Terre, peut-être appartiens-tu au passé, nature.  

Appartiens-tu à ces zoos à l’usage de l’éco-tourisme que l’on nomme parc naturel?

Pour le moderne, peut-être n’es-tu qu’une fierté, un bien, une ressource?

« La nature est désormais pensée selon le concept de « capital écologique », défini dans les termes suivants : « Nous empruntons aux générations futures un capital écologique que nous ne pourrons jamais leur rembourser. » […] Il s’agit du passage d’une vision conservationniste, qui délimitait des sanctuaires inviolables [les parcs nationaux], à une prospective beaucoup plus large. Cette dernière repose sur l’interaction sans fin de notre espèce avec la totalité du monde vivant et l’ensemble des biotopes qui supportent son évolution. La conservation est ainsi confiée à la vigilance de l’humanité entière. » (source)

Share Button

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *