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Des présentations s’imposent

Quelques minutes avant le début de la séance, Avatar 1 entre dans la salle virtuelle d’Utopie 21 déjà bondée; il s’assit aux côtés d’Avatar 2, alors occupé à griffonner fiévreusement des lettres dans un carnet.

-Avatar 1 : Salut!

-Avatar 2 : Salut.

-Avatar 1 : Tu t’y connais, toi, en genèse de mondes?

-Avatar 2 : Pas trop, non.

-Avatar 1 : Ah! Ça tombe bien, moi non plus!

-Avatar 2 : Tant mieux.

-Avatar 1 : Je me demande bien ce que ça mange en hiver une utopie.

Il y a un moment de silence. Avatar 2, préoccupé, poursuit frénétiquement la rédaction de son gribouillis.

-Avatar 1 : Alors, tu es un amateur de lettres, pas vrai? Alors de quoi c’est fait une utopie dis-moi?

-Avatar 2 : Hein?

-Avatar 1 : Tu participes à la création d’une utopie et tu m’as l’air d’écrire avec assurance, je me dis que peut-être que tu sais plus que moi ce que nous faisons ici!

Avatar 2 cesse d’agiter son crayon un instant, il semble dans une impasse.

-Avatar 1 : Hé bien, que fais-tu ici? Tu sembles avoir l’habitude d’écrire, donc je me suis dit que tu savais probablement comment bien créer un univers; or tu m’as affirmé ne pas avoir cette faculté; ce qui nous place dans la même condition, car nous deux ignorons ce que nous faisons ici. Ma tête, pas plus que la tienne d’ailleurs, ne contient de monde embryonnaire à partager aux autres. Je doutais donc que j’aie ma place ici. Mais voilà que tu me rassures. Nous sommes donc de même niveau dans la genèse de mondes.

-Avatar 2 parait quelque peu dérouté, mais ne quitte pas sa dissertation.

-Avatar 2 : Hé bien, je ne sais pas ton niveau, peut-être bien. Mais… que veux-tu dire en fait, je ne te suis pas vraiment? « Ce que nous faisons ici », est-ce à dire la raison qui motive notre présence?

Avatar 1 : Entres autres oui, mais ce n’est pas vraiment le principal de ce que je voulais dire.

-Avatar2 : Mais encore?

-Avatar 1 : Ce pourrait aussi être dans le sens de « quel genre de choses faisons-nous ici? », ou encore « que réalisons-nous ici », peut-être « à quoi est-ce qu’on donne naissance ici », par exemple; un sens plus général et étranger à la locution courante.

-Avatar 2 : D’aaaccord, je vois oui, c’est… général.

Il y a un deuxième moment de silence. Avatar 2, malaisé, semble se réfugier dans son texte, mais Avatar 1 voit bien que l’inspiration lui fait défaut.

-Avatar 1 : Tu as déjà essayé d’assembler un meuble IKEA toi sans manuel d’instruction?

Avatar 2 cesse ses activités et se retourne vers Avatar 1, avec une certaine exaspération, comme pour lui signaler qu’il a maintenant toute son écoute.

-Avatar 2 : Je ne vois pas trop le rapport.

-Avatar 1 : C’est simple, je te demande : quel est la recette pour créer une utopie? Je n’ai jamais réussi à cuisiner quelque chose de cohérent en bouche sans une recette qui me dirigeait dans l’improvisation de ma performance culinaire : détaillez le réel en fines lanières et rondelles, les faire revenir dans l’huile en ébullition des révolutions, ajoutez un soupçons d’âpre technicisme au caractère algorithmique, enfin parsemez la surface d’une pincée d’herbe de la quotidienneté afin de parachever le mets; est-ce là toute la procédure? Je me dis qu’on génère sûrement un monde de la même démarche que l’on réaliserait des créations en tous genres : pourquoi n’essayerais-je pas d’appliquer mes manières de faire à une création d’un autre ordre que le banal? À l’instar de tous les projets que j’ai entrepris jusqu’à maintenant dans mon vécu, mon industrie mentale à besoin d’un mode d’emploi pour procéder sans encombre dans la production d’un monde.           

-Avatar 2 : T’es en « Technique de marchandisation des idées » ou quoi?! On ne peut pas suivre un plan préétabli dans notre processus de création, c’est justement ce qu’on fait ici que de créer ce plan. Si un plan préexiste à la création, c’est donc qu’elle existait déjà avant qu’elle ne soit créée, cette création. Ce que tu dis est insensé!  – Avatar 2 tressaute de sa chaise et part en peur. – La manière dont tu envisages la création est teintée d’une sordide rationalisation de la pensée; tu es tellement imprégné des vices de notre ère qu’ils suintent de tes verbes souillés, tu n’es qu’un aliéné du mode de production capitaliste et…

-Avatar 1 : … En fait, comme j’allais le dire, un tel canon n’existe pas. Et pour être honnête, quel soulagement! Quel manque d’ambition que de se conformer à cette norme de la création! à ce cadre! Quelle horreur! Pas vrai? Reste que, je me demande comment l’inventer ce monde. Un peu comme quand je cuisine ou bien que je bricole, j’ai besoin d’une ligne directrice me guidant dans la mon processus de conception. Ainsi, avant de commencer à donner forme à un monde complexe, il me semble qu’il faudrait d’emblée quelques jalons qui le cerne, à savoir les éléments qu’on veut y mettre, puis les fins idéales vers lesquelles l’ensemble devrait concourir; ensuite, le monde se présenterait comme le moyen de joindre ces deux bouts que sont ses constituant et ses fins, comme un ensemble de liens unissant les parties entre elles tout en satisfaisant les espoirs qu’on a voulu insuffler à l’univers.

Avatar 1 prend une pause, pensif, avant de poursuivre dans sa lancée.

-Avatar 1 :Mais oui! Voilà comment je procèderais! Il me faut un schéma de ce réseau! Ce modèle créatif préalablement en tête, le processus créatif du monde pourrait alors être bien plus désordonné, car ça n’importe plus que les idées apparaissent dans l’ordre une fois que l’on sait les remettre en ordre. C’est le modèle qui organise l’idéation en processus; il faut bien sûr savoir grossièrement ce que l’on crée avant de se le représenter d’une quelconque façon! Au fond, le monde est une construction contingente, parmi tout ce qui était possible de construire à partir des matériaux de base : il n’est qu’une trame dense entre les éléments et les fins, reliant ses composants pris à gauche à droite, ça et là dans la collection invariable qui constitue sa structure variable. Étant donné que la collection de pièces est mise sur la table préalablement à ce qu’on les assemble, soit que l’on crée le monde lui-même. Tel est comment je problématise ce que nous nous apprêtons à faire.

Avatar 2 reste perplexe un moment, le temps que s’instaure un nouveau silence. Il prend une inspiration comme pour signifier qu’il veut répondre quelque chose mais Avatar 1 le coupe.

-Avatar 1 : Tu vois donc que je n’ai aucune idée préalable de ce que je viens faire ici, puisque ma présence même à cette activité créative de groupe contrevient à la manière dont j’envisagerais de créer une utopie par moi-même, soit méthodiquement plutôt que sur le tas. Car c’est impossible d’établir un modèle de ce que le groupe veut faire avant que ses membres n’aient mis sur la table les constituants essentielles du monde; mais chacun doit ajouter des élément sans concertation du groupe, car une concertation doit bien s’appliquer sur quelque chose; donc c’est qu’on saurait déjà ce qu’il y avait sur la table; or, on ne le sait pas. Les bloc de construction arrivent sur la table alors même qu’on construit. C’est comme si quelqu’un déposait soudainement des blocs lego de Star Wars sur la table alors qu’on se saurait déjà décidé à construire un château médiévale! Donc, dès lors que la création d’un monde est collective, le processus créatif précède le modèle créatif; à vrai dire le modèle doit constamment se réadapter au processus créatif qui le dépasse, ils sont interactifs : ainsi le cadre de la création est dynamique bien plus que statique. Néanmoins, tout ce que je viens de te dire n’est que conjecture, puisque, comme je t’ai dit plus tôt, je ne sais pas comment on fait un monde; mais, si j’avais à en faire un, il me semble que je tenterais de faire cela, d’encadrer le processus. Mais au fond, je ne suis vraiment sûr de rien de ce que je viens faire ici, pour ma part. M’as-tu donc menti tout-à-l’heure à m’avoir affirmé que tu ne savais pas ce que tu faisais ici, puisque tu savais a priori que nous allions créer ensemble la procédure nous permettant de créer notre utopie elle-même, pas vrai?

-Avatar 2 : Hein? Comment tu dis ça? Non j’ai seulement dit que nous allions créer le monde auquel aspire le projet; c’est bien normal qu’il n’ait pas de structure, il n’est pas encore fait! D’ailleurs, enlève ça de ta tête, on ne peut pas créer une utopie comme on fait du macaroni au fromage, ce n’est pas la même chose. Mais de quoi parles-tu donc depuis tantôt? Tu parles de méthode, de classer, du monde en lui-même…. Ne peux-tu pas seulement parler de la raison pour laquelle nous sommes ici! du monde… en lui-même? De ce que nous… faisons ici?

-Avatar 1 : Très justement!  Et c’est exactement ce à quoi j’aspire que d’acquérir cette faculté de parler du sujet qui nous rassemble tous ici. Or je ne sais pas comment on fait un monde, de plus je ne sais pas quel genre de monde nous créons. Je ne peux donc pas, par déduction, partir de principes pour faire des morceaux de monde qui me permettrait d’être pertinent en ce groupe. Cette lacune d’information me pousse donc à remplir le vide de mon ignorance par de la spéculation. Autrement dit, puisque je ne peux pas me représenter le monde par une déduction appropriée au genre « utopie » , je me dis qu’il me faut procéder par déduction selon des genres semblables, et que je dois inventer le genre, par induction, en partant des éléments à rassembler en un tout générique; ces deux raisonnements afin d’inférer un tel monde en moi. Mais, vois-tu, je suis quelque peu maladroit et je dois t’avoir lancé mes questionnements précipitamment. Donc tu sais ou pas ce qu’on fait, ici?

-Avatar 2 : Oui; non… je ne sais pas, quoi! Que dis-tu à la fin! Je sens qu’aussitôt tu t’approches de quelque chose d’intelligible tu t‘empresses de t’en éloigner. Tu ne poses rien, tu ne fais qu’exposer ce qui pourrait être posé, c’est comme si tu cherchais à appréhender le monde avant qu’il n’est été créer! Parle clairement bon sang! Mieux, parle de quelque chose! Si tu n’as à ce point aucune idée de ce qu’est une utopie, que viens tu faire ici? Tous ceux dans cette salle on comme but de créer cette utopie, mais personne ne peut savoir avant qu’elle ne soit qu’est-ce qu’elle sera! Je ne sais pas plus que toi la bonne façon de s’y prendre pour créer un monde; personne ne le sait plus que toi! Ni même que personne ne sait ce que nous ferons ici, dans cette salle où se déroule l’expérience de pensée Utopie21, avant que ce faire n’ait débuté! N’as-tu donc aucune image de ce qu’est l’utopie à tes yeux, de celle qui… n’est pas encore faite? De celle dont… personne ne sait comment la faire… parce qu’elle n’est pas encore faite… et donc resterait à faire chez chacun? Attend. Je ne sais plus ce que je dis. Où en suis-je?

-Avatar 1 : Oui-oui d’accord… enfin, je comprends parfaitement ce désagrément que je te cause, et je te suis reconnaissant d’avoir soutenu ton attention sur mes propos jusqu’ici. Je pense qu’au fond nous sommes du même avis malgré nos différents évidents : on ne sait pas ce qui ce fait ici, dans la salle d’Utopie21 d’où origine des mondes, nous qui pourtant sommes assis dans cette salle pour cela. C’est que, comme tu l’as justement souligné, je suis de ces scrupuleux qui passent plus de temps à penser comment faire une utopie plutôt qu’à l’imaginer. Et c’est au risque de t’infecter, et de vous infecter vous tous avatars de cette salle, de mes digressions maladives que je me joins à ce groupe; je vous demande pardon de ne pas vous avoir mis en garde plutôt, mais sinon vous m’auriez fuit comme la peste. Quoiqu’il en soit, je crois que la contagion à laquelle vous vous exposez peut vous être utile pour débuter notre conception collective, en ce que nous dialoguerons sur des thématiques, au sens pour le moins subjectif, qui mérites que l’on démystifie les conditions de la connaissance évoquées par certains thèmes. Un peu de circonspection, regarder, en nous même, autour des termes et des thèmes plutôt qu’eux même, toujours en nous même, permet de les découvrir polysémiques.  Prenons comme exemple le bonheur: Qu’est-ce que le bonheur? Qu’est-il pour vous? Pour moi? Pour l’autre? Qu’est-ce que ça veut dire au fond d’imaginer une société heureuse; car qui la statue d’heureuse? Son créateur, ses habitants, le lectorat?

***

 Il me semble que c’est à partir de notre propre perspective que nous percevons la signification des mots et des choses, c’est donc à partir de ma perspective que mon avatar s’immisce en l’Utopie21. J’espère bien qu’au cours notre aventure prospective, mon avatar deviendra nombre d’autres avatars de lui-même; et que ce devenir le distanciera de moi-même, son auteur captif du présent. Cependant, pour l’heure, mon avatar n’est rien d’autre que le clone de son auteur, jeté dans le tourment de ce monde en pleine gestation.

Raphaël

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